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La rambarde en fer forgé du pont Pevchesky projetait une dentelle d’ombres sur la glace du fleuve quand Ry s’arrêta le long du trottoir et coupa le contact. Le moteur de la Lada crachouilla encore quelques secondes et rendit un dernier soupir.
« Tu es déjà venu ici ? demanda Zoé en descendant de voiture. » Elle leva la tête pour regarder le grand bâtiment élégant, en pierre de taille. « Avec Sasha ? »
Ry secoua la tête.
« C’est la maîtresse de Sasha qui habite ici. L’immeuble lui a été légué par son grand-père qui était un apparatchik du parti communiste, à l’époque. » Il la prit par la taille et l’attira contre lui. Elle leva les yeux vers son visage, de gros flocons de neige plumeux tombant du ciel obscur dans ses yeux et sa bouche souriante. « Il paraît que le lit de la grande chambre vient d’un des palais du tsar Nicolas. »
Ils tombèrent sur le lit à colonnes au dais de soie rose en s’embrassant à pleine bouche, essayant d’enlever tous leurs vêtements en même temps. C’était comme sur le capot de la voiture, une vague soudaine, impérieuse, qui s’emparait d’eux, les submergeait. Il faillit l’étrangler avec son soutien-gorge, ce qui était drôle, en réalité, mais leur désir était tellement irrésistible, tellement vital pour ce qu’ils étaient et ce qu’ils devenaient l’un pour l’autre, qu’il n’y avait pas de quoi rire, pas de place pour autre chose que se fondre l’un dans l’autre et jouir ensemble, le plus vite possible.
Quand enfin ils furent apaisés, allongés côte à côte, comblés et en paix, elle dit :
« Tu criais si fort que j’ai cru que tu allais nous faire dégringoler le plafond sur la tête. »
Il essaya de rire, mais ne réussit qu’à pousser un soupir d’épuisement.
« Peut-être, mais tu criais plus fort. Je n’ai jamais entendu des cris pareils. J’espère qu’on ne va pas venir nous arrêter. »
Elle se blottit contre lui.
« Merci, Ry.
— De quoi ?
— D’être toi et de m’avoir trouvée. »
Il sentit renaître en lui le désir, et cette fois ils prirent leur temps, se caressant doucement et sans hâte. Il lui embrassa la bouche, les seins, le ventre, embrassa tout son corps, s’attardant, et la faisant à nouveau crier.
Plus tard, allongée au creux de son bras dans la chambre aux lumières éteintes, elle demanda :
« De quoi as-tu sauvé Sasha Nikitin ? »
La main de Ry lui caressa doucement les seins, puis joua avec l’amulette verte en forme de crâne qu’elle avait enfilée sur une chaîne et portait autour du cou depuis Budapest.
« D’une prison au Tadjikistan, répondit-il au bout d’un moment. J’étais en opération là-bas. L’opération Coup de frein avait pour objectif d’endiguer un peu le flux d’héroïne afghane qui entrait en Russie. Effort pathétique s’il en fut. Une nuit, les choses ont vraiment mal tourné. Nous avons dû faire irruption à l’improviste dans un repaire de trafiquants au moment d’un deal. Le gars qu’il ne fallait pas s’est fait descendre, et je me suis fait embarquer par les flics locaux et jeter dans une cellule avec quarante autres types déjà serrés comme des sardines. Sasha était le plus jeune, ce n’était qu’un gamin, et il… il avait un cœur tatoué sur le front.
— J’ai vu des vory avec des larmes et des dagues tatouées sur le visage, mais un cœur, jamais. Pourquoi un cœur ? demanda-t-elle, sachant que tous les tatouages de prisonniers avaient un sens.
— À cause de ce qu’ils avaient fait de lui. C’était devenu un jouet sexuel pour tout homme qui voulait abuser de lui. » Zoé ferma les yeux, pas très sûre d’avoir envie d’en entendre davantage, mais il poursuivit quand même : « Dans les prisons du Tadjikistan, ils fabriquent l’encre de tatouage en faisant brûler un talon de chaussure et en mélangeant les cendres avec de l’urine. Ils avaient obligé Sasha à utiliser sa propre chaussure et sa pisse. Ils l’avaient même obligé à payer le tatoueur en… Bref, tu imagines le reste. »
Zoé hocha la tête et avala la boule qu’elle avait dans la gorge.
« Mais comment s’était-il retrouvé dans un endroit pareil ? Avec un père chercheur, professeur d’université ?
— La drogue. Il était méchamment accro au jus de pavot, et il s’était fourré dans la tête de financer sa consommation en trafiquant lui-même. Il s’était fait pincer en essayant de faire passer la frontière à un camion de légumes dans lesquels étaient dissimulés deux cents kilos d’héroïne. » Elle sentit Ry hausser les épaules dans le noir. « Je ne sais pas. J’imagine que le pauvre gamin m’a fait pitié, alors quand je me suis évadé je l’ai emmené avec moi. » Zoé pensa qu’il y avait probablement bien autre chose derrière tout ça, mais elle s’abstint de relever. « Il n’était pas en grande forme, alors j’ai dû le trimbaler tout du long jusque chez lui, ici, à Saint-Pétersbourg. Dès qu’il a pu, la première chose qu’il a faite a été de se faire effacer ce cœur du front. Pour ça, ils ont dû lui dissoudre la peau avec de la poudre de magnésium. Ce qui est épouvantablement douloureux. »
Elle tourna la tête sur la poitrine de Ry et l’embrassa, savourant sous ses lèvres les mouvements de sa poitrine qui montait et redescendait au gré de sa respiration.
« Ry ? On va s’en sortir vivants ? »
N’importe quel autre homme au monde lui aurait menti, à ce moment-là, mais pas lui.
« Soit on élimine le fils de Popov, demain, soit c’est lui qui nous élimine.
— S’il le faut, je lui donnerai le jus d’os. Mais seulement si j’y suis obligée. »
Le bras qu’il avait passé autour d’elle se resserra un peu. Il lui déposa un baiser sur le sommet du crâne.
« Tu crois que tu saurais retourner à la boîte de nuit ?
— Oui. Mais pourquoi…
— Chut, fit-il en posant un doigt sur ses lèvres. Si tu réussis à t’en sortir mais pas moi, je veux que tu me promettes d’aller retrouver Sasha. Il s’occupera de toi. Il veillera à ce que tu rentres chez toi. »
Elle secoua la tête.
« Si tu ne t’en sors pas, alors je ne veux pas repartir sans toi.
— Mais si. Personne n’a envie de mourir. »
Elle crut tout à coup sentir une chaleur venir de l’amulette posée entre ses seins. Elle se redressa, enleva la chaîne et la lui tendit sur ses paumes ouvertes.
« Si c’est vraiment une fontaine de Jouvence, alors peut-être que, si l’on en boit, Popov ne pourra pas nous faire de mal. Au moins, il ne pourra pas nous tuer. Une goutte et on pourrait vivre pour toujours…
— Non. »
Il referma les doigts de Zoé sur l’amulette et repoussa sa main loin de lui.
« Non.
— Bon, très bien. »
Elle haussa les épaules, comme si cela lui était égal, mais elle tremblait intérieurement. De tentation, et d’une peur terrible. Personne n’a envie de mourir.
Elle contempla l’expression dure de son visage.
« Je ne sais pas comment tu fais. Comment tu as pu vivre ce genre de vie pendant si longtemps. »
Son expression ne s’adoucit pas, et pourtant il répondit :
« Je ne sais pas si j’arriverai encore à le faire. Si après demain il y a un lendemain, et un autre lendemain après celui-là, alors je veux que tous ces jours et toutes ces nuits soient faits de moments comme celui-ci. » Il tendit la main pour lui caresser la joue, et ses doigts essuyèrent des larmes qu’elle n’avait pas senti couler. « Je te veux, toi. »
Elle se pencha sur lui et l’embrassa, doucement au départ, puis le baiser devint plus fougueux, et cette fois, quand ils firent l’amour, elle essaya de garder chaque moment en mémoire.
Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.
Ry se réveilla en sursaut et se rassit. La lune était haute dans le ciel et emplissait la pièce d’une lumière argentée. Il tendit la main vers Zoé, mais elle n’était pas là.
Et puis il la vit debout sur le seuil de la salle de bains, portant un de ses tee-shirts à lui. Un homme en jogging noir était debout derrière elle.
Il tenait la lame d’un couteau sur sa gorge.